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ville nourricière

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ville nourricière

C'est l'une des dernières frontières des utopies de la ville : le rêve d'une ville assurant l'accès à une alimentation fraîche et saine pour toute sa population. La vision de villes idéales car nourricières, capables de subvenir à leurs propres besoins alimentaires, est de plus en plus présente dans l'imaginaire de leurs élus et de leurs habitants. Il prend la forme d'un nombre croissant d'initiatives, souvent portées en France par des « projets alimentaires territoriaux » (PAT) : des contrats entre partenaires publics et privés visant à coordonner une multitude d'actions pour construire des systèmes alimentaires plus locaux. durable. Sur les toits, dans des hangars, parfois dans des caves ou des espaces souterrains, des fermes verticales plus ou moins technologiques voient le jour, construites par des start-up qui vendent leurs produits aux supermarchés ou aux restaurateurs locaux. Sur le terrain, de Seattle à Budapest en passant par Paris, se développent des espaces de « forêts urbaines comestibles », fournissant du bois et de la nourriture végétale aux visiteurs.

L'utopie s'incarne cependant avant tout dans un nouveau mode de distribution alimentaire, visant à rapprocher producteurs et consommateurs, campagnes et villes : les « circuits courts ». Leur définition officielle, élaborée en 2009 par un groupe de travail qui a réuni, à l'initiative du gouvernement, tous les acteurs concernés par ce mouvement naissant, fait référence à l'existence d'un intermédiaire maximum dans le cheminement de l'alimentation du champ à la assiette. Mais une notion de proximité géographique lui est souvent associée, qui n'a pas été intégrée dans la définition car son rayon varie forcément selon que le territoire est rural ou urbain. A Paris, par exemple, où la commune s'est fixé pour objectif d'alimenter 50 % de ses services de restauration collective en circuits courts, l'étendue de cette « ceinture nourricière » de la ville, qui assure son ancrage dans son territoire, a été fixée à 250 kilomètres.

En Île-de-France, 16 % des exploitations agricoles de la région sont adeptes de ce mode de distribution, qui peut prendre diverses formes commerciales : vente à la ferme, en marchés de plein air, à la restauration commerciale ou collective mais aussi, de plus en plus, prévente sur Internet et livraison dans des points de collecte gérés en direct ou par des intermédiaires, a relevé Laure de Biasi, ingénieur agronome, lors d'un webinaire organisé par l'Institut d'Île-de-France. En France, il s'agit en fait d'un retour à un modèle pas si ancien. Elle existait encore au début du XIXe siècle lorsque, rappelait à la même conférence Jean-Pierre Williot, professeur d'histoire économique à Sorbonne Université, le XVe arrondissement de la capitale comptait encore plus d'une centaine de maraîchers, assurant une production de très légumes variés et de qualité, tandis que les champignons de Paris poussaient dans les carrières. Si le développement urbain s'est toujours appuyé sur la maîtrise d'un arrière-pays, fournissant céréales, fibres textiles, chauffage, bois et main-d'œuvre, ce n'est en effet qu'après la naissance du chemin de fer puis de l'automobile, le développement des chaînes du froid, l'industrialisation de l'agriculture , dont les circuits de distribution se sont allongés et ont spécialisé les productions régionales, a précisé lors de ce webinaire Matthieu Calame, directeur de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l'Homme (FPH). Ce n'est d'ailleurs qu'à partir de ce moment que l'approvisionnement des villes s'est rationalisé, que les campagnes se sont vidées, et que la grande distribution est née, ajoute Jean-Pierre Williot.

Un outil pour trouver du lien et du sens

Ce sont d'ailleurs les dérives de cette extension de l'arrière-pays urbain, couvrant désormais l'ensemble de la planète pour certains produits, qui semblent expliquer la résurgence du modèle de circuit court. La déconnexion entre l'agriculture et les villes, alimentant le sentiment de ne pas savoir quoi manger, est en effet l'une des causes d'une méfiance croissante des consommateurs à l'égard du système alimentaire actuel, qui s'accompagne néanmoins aussi d'une réaction positive : le désir de mieux comprendre et agir, analyse Laure de Biasi.

« Les circuits courts répondent à la demande des consommateurs de connaître l'origine et les modes de production des aliments qu'ils consomment, mais aussi de trouver du lien et du sens à travers leur alimentation », estime Damien Conaré, secrétaire général de la Chaire Unesco Aliments du monde à Montpellier SupAgro.

Le rétablissement du lien social entre consommateurs et producteurs, largement étiré dans le système conventionnel, est d'ailleurs le principal atout des circuits courts, observe le chercheur. En permettant aux premiers de mieux choisir leur alimentation et de consommer des produits plus frais, les circuits courts viennent apaiser leurs angoisses. Mais ils redonnent aussi du sens, ainsi qu'une valeur économique, au métier d'agriculteur. « Alors qu'en circuits longs ils touchent 6 % du prix de vente de leurs produits, ils récupèrent en moyenne 80 % en circuits courts », témoigne Léa Barbier, co-fondatrice de la start-up Kelbongoo, qui distribue des produits de Picardie. « Nous rétablissons ainsi des liens de confiance et d'intérêt mutuel », résume Damien Conaré.

Depuis la crainte d'une pénurie alimentaire qui a accompagné les débuts de la crise sanitaire liée au Covid-19, l'alimentation locale est aussi devenue aux yeux des politiques et de l'opinion publique un ingrédient essentiel dans une quête inédite : celle de la résilience territoriale. « La crise financière de 2008, puis la crise sanitaire de 2020, ont montré que malgré la mondialisation, des perturbations dans les flux de matières premières peuvent bien survenir, quand on n'est plus solvable ou quand on dépend d'un espace en croissance. crise. De nombreuses collectivités ont pris conscience qu'elles peuvent se retrouver du coup déconnectées des échanges », note Matthieu Calame.

« Cependant, contrairement aux circuits longs, dont les économies d'échelle reposent sur la standardisation, les circuits courts assurent plus de diversité et de coopération multi-acteurs. Ils peuvent donc permettre d'anticiper un certain nombre de chocs dans le système alimentaire », explique Yuna Chiffoleau, directrice de recherche à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE).

La réflexion autour de la délocalisation de la production a donc inévitablement investi dans l'alimentation, l'ancrage local de l'offre alimentaire constituant, par ailleurs, un vecteur de développement territorial. La ville de Détroit, qui, durement touchée par la crise de l'industrie automobile, a déclaré faillite en 2013, en est un exemple éloquent. L'agriculture urbaine, pratiquée spontanément dans les nombreux espaces abandonnés par les habitants restants, afin de répondre à la crise nutritionnelle qui a accompagné la crise économique, a fini par devenir l'un des principaux moteurs de résilience de la ville. En plus de produire plusieurs centaines de tonnes de nourriture par an, les jardins empêchent la formation de décharges illégales ou de foyers de criminalité, forment des chômeurs à des métiers « verts », motivent les citoyens à s'impliquer dans les autres. aspects de la ville de la ville, attirent de nouveaux habitants. Sans oublier les potentiels avantages environnementaux des circuits courts, à évaluer au cas par cas : réduction des émissions liées aux transports, réduction des déchets, préservation des paysages.

Le défi d'une transformation radicale des systèmes alimentaires

Cependant, de nombreux obstacles s'opposent à cette utopie de la ville nourricière. L'urbanisation crée d'abord un déséquilibre quantitatif entre les besoins des métropoles et les capacités des campagnes environnantes : ainsi, si l'Île-de-France est la première région agricole de France, avec la moitié de son territoire occupée par l'agriculture, « ses 5 000 les fermes ne peuvent pas nourrir 12 millions d'Ile-de-France", résume Laure de Biasi. Le déséquilibre est aussi qualitatif, puisque l'Île-de-France est avant tout une région de cultures céréalières destinées en grande partie à l'exportation, alors que les fruits et légumes, la viande et le lait produits localement sont bien inférieurs à la moyenne. consommation. Sans parler de la demande de produits exotiques (café, thé, chocolat, etc.), qui ne peuvent être produits localement. Le système est également déconnecté. « Les différents maillons de la chaîne alimentaire francilienne, comprenant 660 établissements agroalimentaires, 23 000 points de restauration, 25 000 restaurants, 7 500 établissements de restauration collective, 1,7 million de mètres carrés d'entrepôts, et le premier marché de gros alimentaire mondial, il y a peu d'industrie », ajoute de Biasi.

Autre difficulté pour les agriculteurs : trouver un modèle économique viable dans les circuits courts. « S'engager dans cette voie signifie aussi une charge de travail ainsi que des investissements supplémentaires, consacrés à la préparation des commandes, à la gestion des transports, à la distribution », note Damien Conaré. Quant aux installations les plus technologiques de l'agriculture urbaine, elles consomment beaucoup d'énergie. Dans les deux cas, il faut donc que les volumes comme les marges suivent.

Ces difficultés montrent que le grand défi, mais aussi le potentiel réel des villes nourricières est qu'elles nécessitent une transformation radicale des systèmes alimentaires. « Si une agglomération voulait atteindre une résilience totale et immédiate, cela nécessiterait aussi des changements de modes de consommation puisque, par exemple, délocaliser la production de café en France n'aurait pas de sens », note Matthieu Calame. Une telle résilience passe aussi par la transformation de l'agriculture locale, afin de rééquilibrer productions et pratiques en fonction de la demande, souligne Audrey Pulvar, adjointe à la mairie de Paris en charge de l'alimentation durable, de l'agriculture et des circuits courts, dont c'est l'une des missions. Le développement des circuits courts passe aussi par la recréation d'une filière de transformation locale, afin de répondre à la demande du marché et capter plus de valeur ajoutée, en développant des solutions innovantes adaptées aux contraintes des petites productions saisonnières : conserveries de légumes et mutualisées, abattoirs mobiles, etc. Enfin, cette transition nécessite un changement de gouvernance, dans le sens d'une plus grande démocratie alimentaire donnant du pouvoir à tous les acteurs de la filière, rappelle Yuna Chiffoleau.

« Une production locale, sans conditions de travail décentes ou sans efforts de justice sociale qui permettront à chacun d'accéder à une alimentation de qualité, et sans respect de l'environnement, ça n'a aucun sens », ajoute Damien. Conaré.

La coopération, indispensable à la réussite

Les premiers leviers sont alors les politiques publiques, qui peuvent agir à plusieurs niveaux. Yuna Chiffoleau insiste tout d'abord sur la nécessité de réglementer différemment les terres agricoles, afin d'encourager l'installation de petites exploitations, ainsi que d'adapter les normes régissant les grandes structures agro-industrielles aux plus petites, sans compromettre la sécurité sanitaire. Les investissements de l'Etat et des collectivités locales en matière d'aménagement du territoire, ainsi que d'éventuelles aides financières aux acteurs de ce nouveau modèle, jouent également un rôle essentiel dans le développement d'une offre alimentaire locale, soulignent les experts. . Et les marchés publics peuvent être fondamentaux pour garantir des débouchés et des revenus durables aux agriculteurs. Mais les initiatives citoyennes, à l'origine même du mouvement, restent aussi un outil clé dans la résilience alimentaire des villes, rappelle Yuna Chiffoleau. Ce sont elles qui permettent souvent d'engager des couches de population jusque-là éloignées de ces modes de consommation, ainsi que de changer l'image des circuits courts, trop souvent associés à des pratiques réservées aux citadins éduqués.

De manière générale, s'accordent les experts, la transition vers une alimentation plus locale nécessitera la coopération de toutes les forces et de tous les acteurs. Il s'agit de travailler avec "les agriculteurs, les transformateurs, les logisticiens d'approvisionnement et de distribution, les responsables de la restauration collective", détaille Audrey Pulvar, qui pour ce faire organise à Paris, au premier semestre 2021, les États généraux sur l'agriculture et l'alimentation durables. « La coopération est essentielle entre tous les acteurs du système alimentaire, publics et privés, reconnaît Laure de Biasi. « Les villes auraient aussi intérêt à travailler ensemble sur leur approvisionnement, leur transport et leur stockage, dans une logique de subsidiarité. Car si chacun élabore son plan alimentaire territorial sans savoir ce que font ses voisins, ils risquent tous de prendre en compte les mêmes ressources », souligne Matthieu Calame. La coordination doit aussi intégrer tous les niveaux : « La ville et la campagne, les régions, la France, l'Europe et le bassin méditerranéen », ajoute Laure de Biasi. C'est la condition, selon Yuna Chiffoleau, "d'organiser un rééquilibrage entre le court, le long, le local, le global, ce qui est essentiel d'un point de vue non pas idéologique, mais de la résilience des systèmes alimentaires". Et cela semble être la condition sine qua non de la ville nourricière.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°3 – Rêvons nos Cities – Février 2021 – Découvrir la version papier

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