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La ferme qui guérit des addictions

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La ferme qui guérit des addictions

  • Saint-Martin-de-Castillon (Vaucluse), rapport

Les arbres dénudés et le ciel gris d'ambiance adoucissent la rugosité du paysage, brouillant les reliefs du Luberon. La route serpente le long de la vallée. Là, on trouve l'arrêt de bus le plus proche de la Bergerie de Berdine. Mais il faut encore, de lacet en lacet, se hisser vers le plateau. Passez ensuite le centre du village de Saint-Martin-de-Castillon (Vaucluse), aventurez-vous sur une étroite route départementale, ne manquez pas la jonction fine. Encore quelques centaines de mètres, et vous pouvez voir les maisons basses en pierre et les bâtiments agricoles.

Si atteindre le hameau isolé n'est pas facile, Bergerie berdine, pas besoin d'avertir, pas de dossier préalable. La réception est gratuite. Frappez juste à la porte et venez par vous-même. " La meilleure façon d'arriver ici est d'être déposé en voiture à 100 mètres, puis de marcher ", conseille Anna Milliard, chef de projet de l'association. " Par exemple, une mère a laissé tomber son fils par la porte, le jetant presque hors de la voiture. Mais les gens doivent vraiment le vouloir. "

Le fondateur de l'association, Josiane, s'est installé sur ce sommet montagneux il y a plus de quarante ans. " Quand j'ai commencé, j'avais 24 ans ", elle dit. Des yeux brillants encadrés de cheveux argentés, des pommettes roses au grand air, elle n'a pas 70 ans. " Je ne pouvais pas supporter l'idée d'être payé pour un travail. L'évangile m'a parlé, bien que je vienne d'un milieu plutôt anticlérical. J'ai aimé l'idée de vivre parmi les pauvres. " Bénévole éternelle, elle a consacré sa vie au projet de Berdine. Le hameau en ruine et le terrain attenant ont été achetés avec l'aide publique. Puis les murs ont été patiemment remontés.

Daniel, qui est là depuis 28 ans, est responsable du marché aux puces.

" Nous avons également racheté progressivement des terrains "poursuit-elle. L'association compte aujourd'hui 70 hectares aux alentours et dispose de 75 chambres dans les maisons du village restauré, destinées à accueillir des personnes en grande difficulté. " 95 % ont une dépendance à la drogue ou à l'alcool ou sortent de prison ", explique Anna Milliard. L'idée de Berdine est " reconstruisez les murs pour vous reconstruire ", résume-t-elle. Les habitants du hameau sont appelés les " Berdinois ". Parmi eux, les personnes accueillies et accompagnées sont " les résidents ".

" Il n'y a pas de traitement ici, pas d'antidépresseurs pour dormir. C'est très dur les premiers jours "

Au coin de l'imposante cheminée de la salle commune, où certains ont pris soin d'allumer un bon feu, Stéphane nous attend. Son sourire réduit les signes de fatigue. Il est arrivé il y a seulement deux semaines. " J'étais chargé comme un âne, j'avais au moins une centaine de kilos de bagages, il se souvient. Je suis descendu du bus. Un monsieur m'a vu, m'a aidé. "

" C’est un objectif guerrier ", poursuit-il, nous laissant perplexes. Il explique: " Il n'y a pas de traitement ici, pas d'antidépresseurs pour dormir. C'était très dur les premiers jours, je voulais partir. " Il est finalement resté. " En fait, c'est le paradis. Je ne savais même plus que les étoiles existaient. Avec l'alcool, il y a toujours le diable derrière. Ici, nous sommes protégés. "

La Bergerie de Berdine est un centre d'accueil à règlement particulier. " Nous sommes de loin les plus sévères ", reconnaît Anna sans détour. L'abstinence totale est demandée aux résidents. Ils n'ont même pas droit aux médicaments de substitution. " Ici, nous essayons de nous sevrer de tout ", explique Josiane. Seules les cigarettes sont autorisées.

Une des maisons rénovées du hameau.

Une sorte de coupure avec l'entourage s'impose également. Internet et le téléphone sont interdits. L'isolement semble être un moyen de préserver temporairement les résidents d'une société qui les a maltraités. " Le seul moyen de correspondance autorisé à volonté est la lettre, qui est très contraignante dans la société dans laquelle nous vivons ", explique Anna. Il n'est pas non plus permis d'avoir une voiture. Le premier " sortie " est autorisé après six mois. Bien sûr, il est possible de partir pour ceux qui ne souhaitent pas respecter ces règles. " Ici, les gens n'arrivent jamais en bon état ", dit Anna.

L'arrivée d'un journaliste et d'un photographe n'est donc pas anodine. Cela semble être un événement pour le hameau. Certains se détachent avec attention, d'autres veulent parler, raconter leur histoire, peut-être l'embellir. Mais attention, la vie d'avant, les raisons de leur arrivée, sont évoquées … le plus souvent à condition qu'elle ne soit pas publiée.

" Nous vous proposons un travail qui nourrit, qui donne envie de vivre "

Thierry piétine en sortant de la salle commune et propose une visite. Svelte, il s'avance, pointant du doigt les différents bâtiments. Dans les bâtiments en pierre, en plus des chambres et des appartements, il y a l'intendance qui gère le linge, les bureaux, les toilettes, la bibliothèque de la salle commune ou la fromagerie. Un immeuble récent, en paille, à faible consommation, abrite les maisons des personnes âgées et des malades. Un autre bloc, de l'autre côté du parking, regroupe différents ateliers – menuiserie, électricité, services techniques – mais aussi la boulangerie et un atelier de poterie.

Une fois vendu, le bois est vendu aux alentours.

" Il a du pur talent ", commente Thierry, admirant les dernières réalisations du potier. " Pour chaque atelier, un résident est responsable ", précise-t-il. Une grande surface est couverte de tas de bois de chauffage coupés, rangés et prêts à être vendus. Les bâtiments de ferme, labellisés bio, chèvres domestiques, moutons, poulets, cochons et tracteurs pour les cultures. Plus loin, en contrebas des maisons, une grande serre et un champ dédié au maraîchage permettent la production de légumes. Tout est vendu au marché. Chacun doit participer, dans la mesure de ses moyens, à la gestion du lieu. " Vous avez environ une semaine d'adaptation, puis vous choisissez une activité qui vous intéresse "explique Thierry. " Tout ce qui est fait et fait sur Berdine va à Berdine ", il ajoute. " La vente de la production nous permet d'avoir environ 60 % d'autofinancement du budget de fonctionnement ", Figure d'Anna.

Thierry a choisi de travailler à la cantine: " Nous préparons chaque repas pour 80 personnes. " Les produits agricoles et la banque alimentaire sont utilisés comme fournitures. " Je suis ici depuis huit mois, je me suis donné deux ans iciil a dit. Je suis venu me mettre dans le vert, couper avec le médium. L'exigence que Josiane met est ce qui me permet de faire le travail que je dois faire ici. Et les activités contribuent à cet équilibre. " Prendre soin de la tête et des mains lorsque le manque est trop ressenti, retrouver la confiance en soi: en prenant soin du territoire, du lieu, de la communauté, les habitants prennent également soin d'eux-mêmes. " Ici, nous vous proposons un travail qui nourrit, qui donne envie de vivre ", insiste le fondateur.

À l'atelier de pierre sèche.

" Berdine m'a permis de me remettre sur pied "Confirme David. Dans la bergerie, il regarde un agneau nouveau-né, parlant à voix basse, comme pour ne pas l'effrayer. " J'isole la mère et le bébé du troupeau les premiers jours ", il explique. Jusqu'à récemment, il s'occupait des chèvres, maintenant il est responsable des moutons. " Je suis ici depuis trois ans. J'ai commencé directement avec les animaux. C’est la seule chose que j’ai aimé en arrivant. " Comment a-t-il appris ? " J'ai lu des livres, m'a expliqué un collègue. Il est venu tout seul. " Il est heureux d'avoir réussi à réduire la mortalité des agneaux nouveau-nés. " Il apporte sérénité, calme. Maintenant, j'ai besoin d'un objectif. Ce sera peut-être d'avoir une ferme caprine. "

Dans le hangar d'en face, Daniel, casquette sur la tête et cigare dans le bec, fait également part de sa fierté. Il est là depuis 28 ans, il ne partira probablement pas. Il n'y a pas de limite de temps pour séjourner à Berdine. " J'ai construit le bâtiment, empilé les parpaings, choisi les couleurs de la façade. " Il est responsable du marché aux puces. Dans le bric-à-brac de peintures, buffets, vaisselle et autres objets insolites, il souligne quelques objets d'une valeur particulière, qu'il identifie avec son œil exercé. " C'est ouvert tous les jours quand j'y suis. Le dimanche, je fais des marchés aux puces. " Il dessine sur le terrain les contours d'un futur élargissement. " Cette fois je vais le faire en briques rouges, ça isole mieux. "

Une vie en communauté, sans hiérarchie

A midi, résidents, employés, bénévoles se réunissent à " espace vital ", le dernier bâtiment érigé dans le hameau grâce au financement des fondations. Accrochée au bord du plateau, toute une partie du réfectoire n'est qu'une immense baie vitrée, ouvrant sur une terrasse baignée par un timide soleil d'hiver et une vue imprenable sur la vallée. C'est là que tous les repas sont pris, en commun.

" Quand je suis arrivé ici, j'ai découvert la vie communautaire ", raconte Gérard, 72 ans, à la barbe épaisse. Il est presque le plus vieux résident de l'endroit, il y a 31 ans. " C'est un système que je ne connaissais pas et que j'ai trouvé cool: il n'y a pas de hiérarchie. " Une réunion fait le point tous les mercredis sur les ateliers. Les habitants sont à leur tour responsables d'un mois de coordination communautaire et doivent en accueillir de nouveaux, gérer les conflits, servir d'intermédiaire entre les " Bureau " (employés et dirigeants de l'association) et résidents. " Il est désormais plus structuré ", remarque Gérard, qui a connu une époque sans salariés. Il vit dans une cabane à côté de ses cochons. " Je suis un homme des bois, plaisante-t-il. Je prends des photos de fleurs et d'insectes. J'aime tout ce qui n'est pas spectaculaire. Je vis à l'écart et heureux avec mes animaux. " A Berdine, il n'est pas le seul à préférer la compagnie des animaux à celle des humains.

Autre rencontre incontournable de cette vie communautaire, la " Chapelle ". Chaque matin et chaque soir, tous les habitants du hameau s'y retrouvent à heures fixes, pendant une trentaine de minutes. Le bâtiment circulaire est ensuite éclairé par des bougies. Ils s'assoient tous en cercle, donnant à la réunion une atmosphère solennelle de conseils de la part des habitants. L'acoustique vous permet d'être entendu sans élever la voix. " Le matin, il y a plutôt une lecture de textes de toutes les religions. Le soir, c'est une agora gratuite "dit Anna. " Nous avons été appelés secte parce qu'il y a une forte dimension spirituelle. Mais parmi les employés de l'association, je crois qu'il n'y a pas de croyant. " " La chapelle sert de lieu de rassemblement et de décor, pour voir s'il manque quelqu'un, si tout se passe bien ", soutient Josiane.

Nadine, 52 ans, est revenue à Berdine quelques jours plus tôt.

Âme centrale de la communauté, celle-ci passe d'atelier en atelier, apprend sur les travaux en cours, grogne dès qu'il est déplacé, mais assure également l'attention à chaque habitant le jour de son anniversaire. Il surveille en permanence: " Je me lève très tôt tous les jours. Les résidents aiment voir la fenêtre du bureau éclairée lorsqu'ils se lèvent. " Certains résidents la décrivent comme une seconde mère pour eux. " Je suis une de ces personnes qui doivent en faire des tonnes pour se sentir bien ", elle dit.

Juste en dessous du réfectoire, à flanc de montagne, un groupe grimpe sur des murs en pierre sèche, créant une cascade de terrasses. Josiane se demande: " Nous ne savons pas encore si nous allons planter des plantes et des herbes pour la cuisine ou la vigne. " Un formateur travaille avec un groupe d'environ huit résidents. Parmi eux, Mattias, qui espère valider la formation par sa participation au site. " C'est écologique, ces murs recréent toute une faune contrairement à un mur en béton, explique-t-il. Et puis la pierre qu'il libère. C’est une bonne fatigue. "

" Vivre ici ne coûte rien. Souvent, ils partent avec un petit nid pour redémarrer "

A Berdine, nous vivons, nous prenons soin de nous, nous nous entraînons, nous nous découvrons, nous mourons, nous sommes même nés. " Deux de mes trois enfants sont nés ici ", nous raconte Nadine, 52 ans. " Avec mon compagnon, nous étions à fond dans la came, notre souci était de trouver un endroit qui accueille les couples. " Ils sont restés cinq ans. Puis le chaos de la vie les rattrapa, son compagnon eut un accident. " Ça a gâché notre vie de famille ". Nadine est revenue à Berdine il y a seulement quelques jours: " Je suis suivi par un centre de toxicomanie depuis des années. Mais les centres m'ont rendu accro à d'autres produits. Cela ne résout pas le problème profond. Ici ce sont les autres qui nous aident. Nous récupérons sans substitut. Le substitut est le travail, le repos, le soutien aux autres. "

Kamil, prépare le lot du lendemain.

Berdine serait-elle plus efficace que les autres centres ? Impossible à dire, reconnaît Anna. " Qu'est-ce que le succès ? ", Elle se demande. " Si quelqu'un est resté plus d'un an, il est considéré comme capable de résister à la dépendance. Et s'il retourne dans sa famille ou dans une résidence sociale, c'est déjà bien. Ensuite, nous ouvrons le droit au chômage, à (RSA| revenu de solidarité active). Vivre ici ne coûte rien. Souvent, ils repartent avec un petit nid d'oeuf pour recommencer. "

À la fin de la soirée communautaire, le hameau est plongé dans l'obscurité, à l'exception de quelques yeux de loup accrochés aux maisons. Loin, comme une petite balise, la lumière de la boulangerie nous guide. A l'intérieur, Kamil prépare le lot du lendemain. Il est aussi précis pour peser les morceaux de pâte que pour compter le temps passé à Berdine. " Je suis ici depuis deux ans, sept mois, deux semaines, un jour et onze heures ", calcule le soixantième anniversaire. " Je suis un peu seul, j'aime les galets, les pierres. Je m'échappe. Je profite de la convivialité. Je ne regrette pas, mon organisme se repose. " Silencieusement, il coupe la masse de pâte en rouleaux, concentré. En le regardant arriver, on oublie le temps, on se sent hors du temps. Mais Kamil ne perd pas de vue son objectif: " Je ne veux pas rester ici pour toujours. Dans deux ans, je partirai. Il est temps d'oublier ce que c'est que de boire. "


  • Regardez le portfolio de notre rapport

Des photos : © Mathieu Génon/Reporterre

. chapô: David: " Maintenant, j'ai besoin d'un objectif. Ce sera peut-être d'avoir une ferme caprine "