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« La crise du Covid-19 a remis au premier plan les obligations du commun »

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« La crise du Covid-19 a remis au premier plan les obligations du commun »

Selon Patrick Pharo, "l'érosion, depuis un demi-siècle, des obligations qui découlent de l'appartenance à une communauté humaine, y compris le maintien notamment de l'intégrité des biens naturels et l'accès aux biens essentiels à la libre existence de n tout individu"est préjudiciable, à la fois socialement et écologiquement. C'est pourquoi il entend renouer avec les aspects émancipateurs du socialisme et du libéralisme, en préconisant la communauté de certains biens.

Marianne: Que sont "les communs"?

Patrick Pharo: Les communs sont une ancienne notion du droit romain qui désignait les choses communes (résolution commune) tels que l'air, l'océan, les fleuves …, utilisables à volonté mais "non disponibles", c'est-à-dire retirés du commerce et de l'appropriation privée. Ils se sont opposés à des choses que nous avions le droit de s'approprier alors qu'elles n'appartenaient à personne (res nullius) comme l'eau des puits ou des lacs, le sol, les fruits sauvages, le gibier ou les ressources naturelles. Sous l'ancien régime, les communs faisaient plutôt référence aux droits d'usage sur les biens communs tels que les terres communales, mais aussi sur certains biens privés, par exemple les pâturages après récolte, le bois de chauffage ou le bois de construction, le glanage …

Au contraire, cette nouvelle vision des communs a suscité un réel enthousiasme chez les chercheurs de tous horizons.

Le concept a refait surface il y a un demi-siècle, sous la plume d'un écologiste malthusien, Garrett Hardin, qui a montré que l'utilisation intensive d'une ressource limitée comme par exemple un pâturage par un nombre croissant d'éleveurs, se traduit inévitablement par l'épuisement de la ressource et la ruine des exploiteurs. La conclusion qu'il a tirée de cette "tragédie des biens communs" était qu'il fallait soit déclarer, soit privatiser les biens communs, lui préférant néanmoins la privatisation. À quoi l'économiste libérale Elinor Ostrom, l'une des rares femmes à avoir remporté un prix Nobel, a répondu un peu plus tard, sur la base de multiples études relatives à la gestion des pêches, des forêts, de l'irrigation … partout dans le monde, que les communs n'ont jamais été mieux gérés que par les utilisateurs de la ressource commune, qu'ils soient ou non propriétaires. Son idée de "l'autonomie gouvernementale" a permis d'aller au-delà des visions étroites de la propriété privée ou de l'État, tout en redonnant aux communs leur véritable sens des ressources à utiliser collectivement dans les conditions les plus équitables.

À une époque où les idées communistes et même socialistes ont perdu tout attrait pour les électeurs des pays démocratiques, cette nouvelle vision des communs a, au contraire, suscité un réel enthousiasme chez les chercheurs de tous horizons en économie et science politique, ainsi qu'avec tous ceux qui cherchent désespérément une alternative pratique à la catastrophe écologique annoncée et au pillage des ressources naturelles et humaines par les formes les plus gourmandes du capitalisme tardif.

La crise de Covid-19 nous a-t-elle montré l'importance des biens communs?

C’est le député communiste de Marseille, Pierre Dharréville, qui, peu après le début de l'internement, a déclaré: "A la lumière de cette tragédie, nous redécouvrons peut-être combien la santé est un bien commun et combien elle demande des services publics dans la plénitude de leurs capacités". C'est en effet le signe d'une prise de conscience de l'importance des communs, redécouverts pendant la crise de Covid, y compris par ceux qui ont largement contribué à la désintégration des hôpitaux publics, soumis pendant des années à des mesures drastiques d'austérité et de «juste à temps». "gestion, malgré les appels de plus en plus pressants du personnel infirmier.

Les services publics font partie des biens communs qui, malheureusement, ont été grignotés pendant un demi-siècle par ce qu'on appelle le "néolibéralisme" et, plus précisément, par le tournant néo-conservateur des années 80, dont je me souviens dans ma réserver la philosophie profonde. Les théories du marché juste (Hayek …) et les philosophies libertaires (Nozick …) sont apparues en réaction aux plans keynésiens et à la poussée des idées socialistes d'après-guerre, rejetant catégoriquement les obligations du commun, inhérentes au sens étymologique du commun dette (cum munus). Le commun a ainsi été évacué au profit d'une conception étroite et sacrée du marché réglementaire et de la propriété privée comme propriété de soi, de son corps et de son œuvre. Cela exclut, en dehors de la police et du système judiciaire, toute participation contributive à la communauté humaine et assimile au travail forcé le devoir de payer des impôts à des fins redistributives.

La crise de Covid-19 a remis en avant les obligations du commun, en matière de santé mais aussi de climat et d'environnement, biens communs par excellence. Mais il ne suffit pas de changer les conceptions dominantes, ni de restaurer les digues réglementaires et morales qui avaient sauté avant l'expression des appétits économiques, notamment en matière de fiscalité des plus-values ​​ou de gestion de la production industrielle. Elle n'a pas non plus remis en cause les nouveaux moyens addictifs de l'économie capitaliste qui, comme la drogue, agissent en profondeur sur les dispositifs humains de récompense par des offres incessantes et des promesses de jouissance et de réussite (voir mon livre précédent sur Capitalisme addictif, PUF, 2018), qui nous rendent en quelque sorte tous solidairement responsables de la dégradation de notre environnement naturel et humain.

Nous le voyons en particulier avec l'appropriation des biens communs numériques par des plateformes privées qui ont fait des données personnelles une source inépuisable de valeur marchande pour une économie numérique nouvelle et en expansion. Les conditions d'enfermement, avec l'essor du télétravail ou la prolifération des groupes Whatsapp pour maintenir les liens sociaux, n'ont fait qu'accentuer la dépendance collective à l'égard des outils numériques qui, par le confort et les récompenses qu'ils apportent, poussent toujours plus loin l'intrusion dans la vie intime en exploitant le personnel profils établis par un logiciel d'intelligence artificielle. De plus en plus surveillée et influencée par des intérêts privés, la vie privée pourrait aussi l'être par des pouvoirs publics tentés de s'inspirer du système chinois de «crédit social» de récompense et de punition des citoyens selon la note attribuée par plusieurs capteurs. Les traceurs numériques à des fins de lutte contre le terrorisme ou de santé pourraient, si nous n'y prenons garde, en avoir un avant-goût.

L'idée d'un nouvel homme, longtemps défendue par les marxistes, est donc une illusion dangereuse

L'idée de supprimer la propriété privée et publique est-elle en faveur de la propriété commune?

Ce que la philosophie des communs oppose aux dérives addictives et curieuses du capitalisme, ce n'est ni le contrôle de l'État, ni même la propriété commune de tous les biens, et encore moins l'abolition de la propriété privée, qui est un droit explicitement reconnu par la Déclaration de 1789. C'est avant tout la protection et l'extension de la part des biens qui devraient échapper à l'appropriation et à l'exploitation privée: éducation, recherche, santé, eau, énergie, réseaux numériques, territoires, routes, patrimoine, revenus d'existence …, et être gérées conjointement par des instances cogérées, c'est-à-dire démocratiques. Certains biens, comme par exemple les entreprises ou les réseaux numériques, sont des biens privés, et pourtant ils impliquent une participation commune importante qui nécessite un droit de regard des acteurs sur leur fonctionnement et leur évolution.

Le néolibéralisme, qui a été à l'origine de la réduction du commun au cours des dernières décennies, est d'ailleurs en rupture profonde avec la pensée libérale classique, y compris celle de Locke, qui limitait l'appropriation privée des ressources disponibles aux préjugés qu'il ne doit pas infliger aux autres, mais aussi à la condition "qu'il en reste suffisamment et de bonne qualité, et plus que ce que le parti non encore pourvu pourrait utiliser" – limite dont le capitalisme addictif s'est largement libéré aujourd'hui! C'est pourquoi le rejet du libéralisme, au nom des excès du néolibéralisme, m'est toujours apparu comme un abus de langage. En dehors d'une société entièrement contrôlée par l'État, je ne vois pas d'alternative non seulement au libéralisme politique, car nous sommes profondément attachés aux libertés d'expression, de conscience ou de conduite corporelle, mais aussi au libéralisme économique, car nous ne pouvons pas interdire le libre-échange. Ce qui ne veut pas dire que vous ne devriez pas lui imposer de limites …

Vous défendez à juste titre l'idée que "la liberté individuelle est courante" et évoquer les idéaux émancipateurs du libéralisme et du socialisme. Les communs autorisent-ils le "communisme libéral"?

La philosophie des communs préfigure en effet un projet de société qui reprendrait les idéaux émancipateurs du libéralisme et du socialisme. Et si le communisme, avec les ravages qu'il a causés dans les États qui l'ont revendiqué, n'était pas devenu l'un des répulsifs hérités du XXe siècle, on pourrait probablement parler de communisme libéral. L'expression libéralisme des communs – par opposition au néolibéralisme – me semble cependant préférable, car elle met l'accent sur ce que nous avons en commun et qui justifie à la fois les droits et les obligations des membres de la communauté humaine.

Ce que nous avons en commun, c'est la liberté d'abord, ce qui rend inappropriée son exercice individuel lorsqu'elle porte atteinte à la liberté d'autrui, comme c'est le cas lorsqu'un régime économique prive certains individus des moyens de leur propre existence. Mais c'est aussi le désir de plaisirs et de récompenses dont les circuits neurologiques dans le cerveau humain sont aujourd'hui considérés comme un héritage de l'évolution naturelle. Dans mon livre, je cite des œuvres contemporaines qui affirment que le désir de récompense trouve son origine dans les satisfactions originelles de l'attachement parental, du lien sexuel et des alliances sociales. Cependant, nous savons que le désir de récompense est également à l'origine de comportements addictifs, lorsqu'il se laisse emporter par des objets dérivés: drogues, produits de consommation ou pratiques spéculatives. Personne n'est donc vraiment à l'abri d'une fugue gourmande de son désir de plaisir, de richesse ou de pouvoir, comme l'a amplement démontré la gestion des États socialistes ou le fonctionnement des communautés utopiques depuis le XIXe siècle. L'idée d'un homme nouveau, longtemps défendue par les marxistes, est pour cette raison une dangereuse illusion qui ne tient pas compte de ces propensions communes, que les institutions peuvent limiter ou réguler, mais qu'aucune révolution ne peut abolir.

La réappropriation des biens communs numériques pour échapper aux objectifs
toujours plus opaque est une des urgences du retour au commun

Quelle communauté pour ces communs? Local, national ou international?

La communauté de base est la communauté humaine indépendante des frontières. C'est l'une des raisons pour lesquelles il semble toujours bizarre de plaider pour le libre-échange lors de la limitation de la liberté de circulation des migrants, comme le font aujourd'hui les institutions européennes. Cette dimension internationale est encore plus évidente aujourd'hui avec la capacité des fléaux modernes, qu'il s'agisse de virus, de détériorations climatiques ou d'accidents nucléaires, à jouer avec les frontières des États. Malheureusement, nous sommes encore loin d'avoir les institutions internationales nécessaires à la gestion de ces fléaux ou à la libre circulation des personnes.

A une échelle beaucoup plus étroite, celle des territoires, on sait que les communs diminuent régulièrement depuis le XVIe siècle, avec le mouvement européen appelé «enclosures» visant à l'appropriation des biens communaux par les seigneuries et les bourgeoisies locales. La tendance s'est encore accentuée au XVIIIe siècle avec la conviction que l'appropriation privée est le moyen le plus sûr d'assurer le développement économique et le bien-être général. Seule la crise écologique contemporaine a mis une limite à cette croyance, en révélant le caractère non renouvelable les ressources naturelles, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle approche des ressources communes, conçues comme des biens à protéger et à protéger, mais aussi à partager et à redistribuer. C'est là que se trouve l'une des voies les plus prometteuses pour le développement communautaire, avec aujourd'hui un nombre toujours croissant d'habitants se précipitant dans la recherche de nouvelles consommations, productions ou quartiers. Nous sommes proches ici du modèle de récupération (récupération) Les stupéfiants et les alcooliques anonymes qui savent que, pour sortir d'une dépendance addictive, vous devez d'abord reconnaître la part de votre propre désir dans la situation et faire confiance à la communauté locale de ceux qui souffrent de la même pathologie.

Il s'agit du même type d'approche qui devrait prévaloir face aux nouvelles «enceintes numériques», c'est-à-dire l'appropriation du marché ou à des fins de contrôle politique des nouvelles technologies numériques. Ceux-ci sont en train de construire une nouvelle société "scopique", qui voit tout et dont rien ne s'échappe, rompant non seulement avec les anciennes sociétés d'interconnexion dans l'espace public, mais aussi avec les sociétés modernes où les publicités n'étaient affichées que sur les murs de la ville. ou dans les émissions de radio. Ce sont désormais les murs de chaque vie intime qu'occupent les appareils numériques personnalisés, dont le ciblage, les actualités, les intrusions et le harcèlement sont de plus en plus omniprésents. La réappropriation des communs numériques pour échapper à des finalités toujours plus opaques est une des urgences du retour au commun.

Patrick Pharo, Éloge des communs, PUF, 288 pages, 20 euros