« Le fantasme de l’énergie illimitée » : enquête sur Iter, réacteur nucléaire expérimental en Provence
Une grande partie de la communauté internationale est associée au projet Iter. Pas moins de trente-cinq pays: Japon, Chine, Corée du Sud, Inde, États-Unis, Russie et les vingt-huit États membres de l'Union européenne (Grande-Bretagne incluse) plus Suisse. Cependant, nous en entendons très peu parler. Comment est-ce possible ? Quand Iter a commencé, ses adversaires l'ont appelé "Grand projet inutile et imposé", comme l'aéroport Notre-Dame-des-Landes, la décharge de déchets nucléaires de Bure, le barrage de Sivens, etc.
Précisons en quoi consiste Iter. La promesse est plutôt séduisante: fournir "Une source d'énergie propre et presque inépuisable" grâce à une réaction dans laquelle les noyaux des atomes se rejoignent et libèrent de l'énergie. L'ambition d'Iter est d'amener un plasma de deutérium et de tritium, deux isotopes d'hydrogène, à une température d'environ 150 millions de degrés, afin d'obtenir une puissance de fusion dix fois supérieure à la puissance de chauffage qui a été portée à il. Cela revient à produire 500 mégawatts (MW) d'énergie pendant six minutes en n'en consommant que 50. Fusion donc. Rien à voir, disons tout de suite, avec nos centrales nucléaires conventionnelles, dont le principe est basé sur la fission, qui consiste à faire exploser les noyaux des atomes d'uranium.
"Iter? Je ne sais pas"
Iter, malgré son excès et son coût considérable (entre 19 et 60 milliards d'euros selon les estimations) (1) et son inadéquation aux besoins des habitants et à l'intérêt général n'a guère provoqué de mobilisations importantes. Comment comprendre ce désintérêt face à un projet pharaonique imposé sans véritable concertation locale? Comment interpréter le fait que les discours politiques en sa faveur – trahissent souvent l'incompétence, lorsqu'ils ne sont pas complètement fantaisistes ("Iter, c'est comme brûler de l'eau de mer", ou : "Grâce à la fusion, la France deviendra l'Arabie saoudite du 21ème siècle", Jean-Pierre Raffarin, 2005) – sont à peine notés, sinon critiqués, alors que la concrétisation de ce projet à très long terme (les premières expériences de fusion ne devraient pas avoir lieu avant 2025, voire 2035) est constamment repoussée?
Il y a quelques années, j'ai décidé d'enquêter sur Iter. Il s'avère que j'habite à une quarantaine de kilomètres de Cadarache (Bouches-du-Rhône), où se situe le projet. Cependant, le "Nimby" (2) n'était pas ma principale motivation, même si cette proximité a évidemment facilité mes recherches.
Pour dire la vérité, je voulais comprendre les forces motrices de ce gigantesque projet dans lequel, à part les élus et les habitants d'une zone limitée de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (Paca), peu de gens étaient informé. Vu de Paris, c'était: "Iter? Je ne sais pas." J'entends par là le grand public, pas les scientifiques concernés ni les politiciens français et européens qui continuent régulièrement à faire le pot pour alimenter un budget exponentiel.
Des scientifiques contestent la perspective d'une source d'énergie illimitée
Si le processus mobilisé par Iter est complexe, les arguments de ses promoteurs sont simples: l'énergie fossile est limitée, le solaire n'a pas encore prouvé sa rentabilité, le nucléaire fissile est polluant et mal accepté; les deux éléments nécessaires à la fusion, le deutérium et le lithium, utilisés pour produire du tritium, sont abondants et faciles d'accès; le risque d'accident nucléaire majeur est nul et les déchets radioactifs à prévoir sont sans commune mesure avec ceux de la fission. En théorie, la fusion offrirait donc à l'humanité la perspective d'une source d'énergie quasi illimitée depuis des millénaires …
La plupart de ces arguments sont discutables … et contestés par des scientifiques de renom, comme autrefois Pierre-Gilles de Gennes et Georges Charpak et, aujourd'hui, en France, Sébastien Balibar et Thierry Pierre (3), Glen A. Wurden et Daniel Jassby aux États-Unis, Masatoshi Koshiba, lauréat du prix Nobel japonais, et d'autres pour qui le projet a très peu de chances de réussir, même si son objectif n'est qu'expérimental.
Ne serait-ce que pour ces trois raisons scientifiques: nous ne savons pas encore stabiliser les plasmas chauffés à des températures très élevées, nous n'avons pas trouvé les matériaux qui permettraient de préserver l'étanchéité d'un réacteur soumis à une irradiation considérable, et la fabrication de tritium à partir de lithium n'est pas maîtrisé.
Sans compter ces autres données qui entravent sérieusement la faisabilité de la fusion nucléaire: sa forte consommation d'électricité, en réalité bien supérieure aux 50 MW du discours officiel; la perte de tritium, dont le rejet dans l'environnement est hautement toxique; l'activation des neutrons, qui produit de grands volumes de déchets radioactifs; Enfin, le besoin en eau de refroidissement qui, dans un contexte de rareté de l'eau douce dans le monde, rend très incertain le déploiement futur des réacteurs industriels à fusion.
Peu d'emplois créés par rapport aux annonces
Quant à l'évaluation par Iter du nombre de nouveaux emplois, elle est loin, loin des espoirs suscités lors du lancement du site: 324 emplois créés dans le département des Bouches-du-Rhône, 85 dans le Vaucluse, 62 dans le Alpes-Maritimes et 22 dans les Alpes de Haute-Provence. Mais cette question constituait, lors des premiers débats – on parlait de milliers d'emplois directs et indirects! – un argument majeur pour vendre Iter à l'opinion publique et justifier son coût pharaonique pour les contribuables européens et français.
Maurice Catin, fondateur du Laboratoire d'Economie Appliquée au Développement (Léad) de l'Université de Toulon, estime que les effets multiplicateurs d'Iter sur l'activité économique régionale se sont accrus et ne seront pas significatifs à long terme. Il ajoute que "En tout cas, les retombées apparaissent très limitées sur le plan productif si les montants sont ajustés à l'échelle de croissance ou à la taille de l'économie régionale" (4).
En Provence, "l'oie qui pond des œufs d'or" n'a pas tenu ses promesses
Certains élus se penchent également de manière mesurée sur les effets économiques d'Iter. Ainsi de l'économiste Bernard Morel (5), ancien vice-président de la région de Paca, délégué à l'emploi et au développement économique: "Ici, les gens croyaient à l'oie qui pond les œufs d'or, mais si l'on regarde le nombre d'emplois directs et induits liés à Iter, il faut arriver vers 2000 à 2600". Selon mon interlocuteur, le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), dans les années 1970, a poursuivi une politique plus intelligente en favorisant l'essaimage des entreprises, comme à Aix-en-Provence, devenue ville de ingénieurs. Un tel phénomène ne se produira pas avec Iter, qui «importe» plutôt ses scientifiques étrangers.
Christophe Castaner (6), alors maire de Forcalquier et conseiller régional de Paca, se souvient également de l'enthousiasme qui a accompagné la création d'Iter: «Nous avons fait du cocorico lorsque la France a remporté Iter. Lors des premiers comités de pilotage, il y a eu une véritable euphorie: tous les élus locaux se sont précipités à la préfecture et nous étions jusqu'à 350 ou 400 aux réunions. Lors de la dernière à laquelle j'ai assisté, il n'y en avait que vingt (…). Nous avons beaucoup fantasmé sur Iter, ce devait être l'alpha et l'oméga du développement économique et humain dans la région de Paca. Très rapidement, tout cela a été dégonflé. "
Tout en se déclarant séduit par cette forme d'universalité et d'attractivité de la méthode qui permet de réunir des scientifiques du monde entier dans un projet de recherche commun, Christophe Castaner a déclaré à l'époque qu'il doutait des chances de succès d'Iter: "Le projet comporte un certain nombre d'incertitudes et, en plus, il y a des gens qui n'excluent pas qu'il puisse s'arrêter."
Le débat public a eu lieu … après la décision de construire Iter
C'est probablement l'un des aspects les plus scandaleux de la gestion politique locale du projet. Cela indique un manque Conseil Chauffage de considération pour les citoyens et les habitants. Lorsque j'ai interrogé Christophe Castaner à ce sujet lors de notre interview en 2013, voici ce qu'il a dit: «Si le débat public avait eu lieu auparavant, nous savions que les forces anti-nucléaires se seraient mobilisées. Cependant, chaque mot d'un anti-nucléaire a été utilisé par le Japon pour expliquer que la candidature de la France était mauvaise. J'ai parfois pris position dans un texte, surpris que personne ne sache quand mon territoire a été impacté. J'ai été reçu en grande pompe pour entendre que ce que j'avais écrit avait été diffusé par les Japonais pour dire: "Vous voyez, les élus locaux sont contre Iter." Et la France a donc supposé que, si elle organisait auparavant un débat public, sa candidature serait foirée. "
Outre que l'argument est plutôt spécieux, cet épisode, raconté par l'un des acteurs locaux les plus en vue de la région provençale, montre qu'en réalité les partis politiques ont manifesté leur plein soutien ou une relative indifférence.
Seuls les Verts ont participé aux réunions locales pour dire tout le mal qu'ils pensaient d'Iter. Autre fait révélateur, les élus du territoire n'ont pas réussi à développer un outil d'anticipation ou d'accompagnement de l'impact d'Iter. À un moment donné, il a été question de créer un groupe d'intérêt public (GIP) et une mission d'experts a été chargée d'étudier sa faisabilité. Le GIP Iter est constitué, le décret signé, mais patatras: lors de la nomination du président, l'opposition politique locale se déchaîne et … le GIP n'aura finalement jamais existé.
Intérêt général ?
Pourquoi Iter continue-t-il de bénéficier du soutien des gouvernements des pays participant au projet (à noter que les États-Unis y ont déjà presque renoncé)? Quels intérêts, quelles volontés politiques expliquent sa permanence contre toute attente? L'inertie propre à un méga-site de ce type rend-elle impossible, une fois lancé, la moindre remise en cause de son utilité? Quant au nucléaire en général, dont la France se targue d'être le leader, l'ère serait plutôt celle du désengagement – voir notamment le choix du retrait de l'Allemagne et de la Suisse. Alors pourquoi ?
À une époque où, dans de nombreux pays, les sociétés civiles se développent et où les plus jeunes se mobilisent massivement pour le climat, il ne faut pas se tromper en priorisant. Dans le domaine de l'énergie comme dans bien d'autres qui concernent l'avenir de la planète.
Isabelle Bourboulon
Photo d'une: Mobilisation contre Iter à Pertuis, août 2009 / CC BY-SA 4.0
Isabelle Bourboulon, Soleil trompeur, ITER ou le fantasme d'une énergie illimitée, Les Petits Matins, janvier 2020.